"mettre au monde" de Patrice Van Eersel
Je voulais simplement savoir si quelqu'un l'avait lu et si il était aussi interessant qu'il y parait d'après l'extrait suivant:...
* J'ai passé un milliard d'années dans ton ventre *
"Le dîner avait joyeusement commencé. Dans l'une des grandes salles de l'abbaye romane où se déroulait le festival, les organisateurs avaient installé une dizaine de tables rondes autour desquelles les conférenciers et une partie du public partageaient un repas essentiellement fait de fleurs - chou aux capucines, asperges aux pétales de roses, coeurs d'artichauts au pollen d'acacia, vanille à la lavande... Une idée de l'intendante qui avait compris à sa manière l'appel de l'organisateur du festival : "il faudra que la tendresse des conférences déborde jusque dans les cuisines !" Et chacun de s'extasier sur son assiette - se demandant quand même si tout cela était mangeable. Puis les sujets de conversation s'égaillèrent comme une troupe de marsouins sur mille sujets plus ou moins directement liés au thème de la réunion : la tendresse dans les cycles de la vie.
Au bout d'un quart d'heure de rires et de chuchotements éparpillés, le Pr Jean-Pierre Relier prit sur lui de tousser une fois ou deux, puis éleva la voix pour inviter la dizaine de personnes assises à la même table que lui à rassembler un instant leurs conversations de façon plus conviviale. L'atmosphère était bon enfant. Tous acceptèrent de prendre à tour de rôle la parole pour se présenter aux autres et dire en deux mots ce qui les amenait là. Le professeur lui-même n'eut guère besoin de parler longtemps ; il était intervenu lors de la séance inaugurale, et tous savaient qu'il s'agissait d'un éminent pédiatre, spécialisé dans l'accueil des grands prématurés ; un homme qui s'était fait le champion d'une relation mère-enfant ininterrompue, de la conception à la petite section de la maternelle.
Vint ensuite le tour d'Emile, qui était assis à la gauche du professeur et se présenta comme un journaliste enquêtant avec passion depuis des années sur le monde intérieur du ventre des femmes, qu'il appelait "tunnel d'amour" - ce qui en fit s'esclaffer un ou deux. Prirent ensuite successivement la parole : une enseignante, à la recherche de la "juste distance" vis-à-vis de ses élèves ; un jeune gay mal dans sa peau, hésitant à s'engager amoureusement dans la voie où le poussaient ses pulsions ; une chorégraphe spécialisée en psychothérapie corporelle qui, à l'évidence, s'apprêtait à se lancer dans un grand exposé...
Mais déjà, tous les yeux s'étaient tournés vers sa voisine, une femme bouclée et blonde, au teint doré et aux iris clairs, dont le visage ruissela de larmes dès qu'elle prit la parole. Elle s'était mise à parler comme on se jette à l'eau. Sa voix, bien que tremblante, parvint à ne pas s'éteindre jusqu'au bout de sa course : "Je suis venue m'asseoir à votre table, dit-elle en regardant le pédiatre droit dans les yeux, parce que j'ai perdu mes deux petites filles à la naissance, il y a huit ans, et que depuis... ma vie est en lambeaux..."
Elle dut s'interrompre et baissa rapidement les yeux en se mordant les lèvres. Une onde de légère nervosité parcourut la tablée, mais le professeur conserva un regard tranquille, invitant la jeune femme à poursuivre. Elle se reprit, avec un sourire volontaire : "Une péritonite m'avait détruit les trompes peu après mon mariage. Pendant des années, avec mon mari, nous avions suivi le calvaire - car c'en est un, je vous l'assure - de la procréation médicalement assistée. Vous voyez de quoi je veux parler... Cinq fois, nous avons effectué le parcours complet. Cinq fois, nous y avons cru. Cinq longues et épouvantables attentes. Cinq échecs. Mais la sixième fut la bonne. Du moins, une dernière fois, nous y avons cru. J'ai vécu ma grossesse quasiment jusqu'au bout. Tout se passait bien. Et tout d'un coup..."
Des larmes affluèrent. Mais elle eut la force de tenir et murmura, en regardant le prof dans les yeux : "Je ne sais pas si je m'en remettrai un jour, monsieur. Perdre son enfant à la naissance est la tragédie la plus absurde qui puisse exister."
Elle sécha ses larmes avec sa serviette, se redressa et dit finalement au pédiatre : "Je suis venue ici pour savoir quoi faire avec le terrible sentiment d'inutilité qui, depuis ce drame, me ruine."
L'atmosphère avait changé. Lentement, tous les regards se tournèrent vers le pédiatre. Sa mission semblait difficile. On lisait dans les regards que chacun l'excusait d'avance de ne pouvoir répondre à l'attente désespérée de la jeune femme. Qu'aurait-il pu dire, sinon la renvoyer vers une horripilante "sagesse" ? De toute évidence, cette femme n'aurait jamais d'enfants. Que lui suggérer d'autre sinon le lâcher-prise, difficile à distinguer de la résignation ? Mais le professeur demeura étonnamment calme, et même serein, quand, après avoir longuement regardé la femme blonde, il se mit à lui parler, non comme un sage, mais comme un praticien partageant une réflexion avec laquelle il s'était, à l'évidence, souvent colleté, au corps à corps.
"Voyez-vous madame, commenca-t-il en souriant très légèrement, vu par vous, et par nous tous ici, vos petites filles ont passé dans votre ventre neuf mois - ou huit mois, ou sept, peu importe, disons trois dizaines de semaines. Mais cela reflète une vision extrêmement relative, incomplète de la réalité, et je dirais même fausse, totalement fausse. Vu du dehors, c'est à dire de notre point de vue, dans notre échelle temporelle, votre grossesse a duré huit ou neuf mois. Mais pour vos jumelles, il en a été tout autrement. Vu du dedans, c'est à dire de leur point de vue à elles, madame, vos filles ont passé en vous... je dirais entre un et deux milliards d'années !"
Plusieurs sourcils se levèrent. Tout le monde s'arrêta de manger. La tablée entière était maintenant rivée aux paroles du pédiatre. Où voulait-il en venir ? En face de lui, la femme blonde demeurait parfaitement immobile. Le professeur poursuivit : "C'est le temps qu'il a fallu à la vie pour évoluer des premières cellules vivantes jusqu'à l'humain. Vous le savez sans doute : chacun de nous, après sa conception, a parcouru en accéléré dans le ventre de sa mère toutes les étapes de l'évolution. Nous sommes partis du minéral, pourrait-on dire, pour aboutir à ce que nous sommes aujourd'hui. Extraordinaire, incroyable, fabuleux voyage ! Nous croyons savoir comment cela se passe, mais en réalité, nous fanfaronnons ! Nous n'en savons vraiment pas grand chose, et même quasiment rien. Nous croyons savoir ce qu'est le temps, et nous disons, très sûrs de nous : "Une grossesse dure neuf mois." Mais ce qui se passe réellement à l'intérieur du ventre d'une femme, l'invraisemblable magie qui s'y déroule pendant la durée d'une grossesse, cette alchimie qui d'un ovule et d'un spermatozoïde va conduire à un être ultrasophistiqué, au fond, tout cela aucune science ne sait le comprendre ni l'expliquer. Le saurons-nous jamais ? J'affirme que ce n'est pas une simple liberté poétique que je prends quand je dis que vos filles on fait en vous, qui étiez accompagnée de leur père, ce fabuleux voyage de plusieurs centaines de millions d'années. Pour elles, cela s'est réellement passé ainsi ! Scientifiquement, c'est une façon d'expliciter la fameuse phrase des embryologistes de la fin du XIXème siècle découvrant, émerveillés, le parallèle entre l'évolution de la personne et celle de la vie sur terre : "l'ontogénèse récapitule la phylogénèse"."
Il but une gorgée d'eau. Tous l'écoutaient à présent en frissonnant. Il reprit : " Maintenant je vais vous dire, madame, ce que, personnellement, je crois. D'abord, je pense qu'au coeur de chacun de nous palpite une âme et que cette âme voyage. J'ignore tout des lois qui régissent ce voyage. Ce que nous savons, c'est que parfois, une âme vient prendre forme dans le ventre d'une femme. Un jour, deux âmes, dont nous ne savons à peu près rien, ont ainsi élu domicile en vous. Pour quelque mystérieuse raison, peut-être liée à une évolution qui échappe à notre espace-temps, ces âmes jumelles avaient envie, ou besoin, de vivre quelques centaines de millions d'années en vous. Là, bien installées dans votre giron, elles ont traversé tous les états qui vont de l'être unicellulaire à l'être humain. Ce fut forcément une expérience incroyable qui les a nourries, qui les a aidées à avancer plus loin sur leur chemin. "Seulement voilà : pour des raisons que j'ignore toujours, et vous aussi semble-t-il, la suite de l'histoire, l'étape suivante, celle que nous appelons fièrement "vie humaine", n'était pas inscrite à leur programme, ou peut-être ne les intéressait pas. Après avoir vécu un milliard d'années en vous, ces âmes soeurs ont tiré leur révérence. Elles s'en sont allées voir ailleurs, en quête d'allez savoir quelle étoile. Elles sont parties et vous et votre mari n'avez pas entendu qu'elles vous remerciaient du fond du coeur qu'elles vous bénissaient secrètement. N'entendant rien, vous avez eu au contraire la sensation que toute cette aventure avait été absurde, inutile, qu'elle n'avait servi à rien. Et vous êtes tombés dans un grans désarroi, dont vous avez pu avoir l'impression que vous ne sortiriez jamais. Ce qui est tout à fait normal. Et pourtant, ma vieille expérience - voilà trente-cinq ans que sont passés entre mes mains des milliers de bébés, souvent minuscules, pesant moins d'un kilo, à la croisée des chemins entre la vie et la mort -, ma vieille expérience m'autorise à vous le dire avec une grande confiance : non, cette aventure n'était pas absurde, madame. Ce fut une grande histoire d'amour, qui a eu un sens très important, pour vous et pour vos deux enfants. Ce sens vous échappe. Il m'échappe aussi. Mais il existe. Nous devons faire confiance à la vie, même si elle nous dépasse infiniment."
Les dernières phrases du pédiatre avaient été prononcées d'une voix de plus en plus calme. A la fin, il chuchotait presque. Une paix étonnante s'était installée sur toute la tablée. Après un long silence, la femme blonde dit simplement : "Je vous remercie. " Et tous sentirent que quelque chose en elle s'était dénoué en profondeur."
Extrait de "mettre au monde" de Patrice Van Eersel
